Tag Ford

La saga des publicités masquées

L’Aston Martin, LA voiture de James Bond. Ici, dans « Casino Royale », de Martin Campbell (2006), avec Daniel Craig et Eva Green. Crédits : TCD

SHOCKING ! IL Y A QUELQUES SEMAINES, une rumeur a enflammé la Toile. Dans le prochain James Bond actuellement en tournage, l’agent secret troquerait, le temps d’une scène, sa boisson fétiche (la vodka Martini au shaker) contre une vulgaire bière. Déjà, les bondophiles se déchiraient, évoquant les effets pervers de la crise, voire une prolétarisation du héros ou encore le mercantilisme des producteurs, prêts à intégrer n’importe quelle marque dans le film en échange d’un gros chèque. Jean-Patrick Flandé, fondateur de Film Media Consultant, agence responsable du placement de produits dans tous les James Bond depuisMoonraker (1979), se veut rassurant : « Heineken ne fait pas partie des produits placés dans Skyfall. James Bond continue à boire du champagne Bollinger ou de la vodka Martini et à conduire une Aston Martin. En revanche, c’est vrai, la marque est partenaire du film et Daniel Craigtournera une publicité où il boira un demi dans l’ambiance du film. » Dont acte.

Reste que le phénomène du placement de produit a eu le temps de seroder aux Etats-Unis depuis qu’en 1916, Henry Ford fit la publicité à peine déguisée de son modèle T, tout juste sorti des usines, dans un film muetShe Wanted a Ford. Les majors avides d’économies et les réalisateurs de blockbusters toujours plus gourmands en termes de budgets ont développé le système. Que l’on pense à E.T. qui, en 1982, dévore des bonbons Reese’s Pieces à plusieurs reprises dans le film de Steven Spielberg. Ou aux « Men in Black » qui arborent jusque sur l’affiche du blockbuster un modèle de Ray-Ban dont les ventes ont explosé de 200 % dans les semaines qui ont suivi sa sortie !

EN FRANCE AUSSI, LE PLACEMENT DE PRODUIT PREND DE L’AMPLEUR. La Peugeot 406 blanche de Taxi, l’Audi customisée desTuche ou la boutique de chocolats Godiva où travaille la fiancée de Dany Boon dans Rien à déclarer sont autant de placements de produits réussis parce que, explique Grégory Bollack, fondateur de l’agence Mustang, « la marque s’intègre bien au scénario. Et à aucun moment, on ne se dit :« Tiens, c’est de la pub déguisée » ». Et c’est précisément ce qui plaît aux annonceurs. Selon Alain Maes, créateur de Public Impact qui mesure les effets du placement de produit sur les spectateurs grâce à son logicielQuattro, « les spectateurs très sollicités par la publicité sont peu attentifs aux spots classiques. Au cinéma, c’est différent, la salle est plongée dans le noir et le silence : ils sont captifs sensoriellement ». Et de noter que leur immersion est à son paroxysme quand il s’agit d’une comédie ou d’un film policier car « ils ne veulent rater ni un bon mot ni un indice qui les mettrait sur la piste du criminel… ».

Côté finances, on comprend aisément pourquoi l’opération séduit les producteurs : le placement de produit peut représenter entre 5 et 10 % du budget global d’un film français avec cinq à sept produits placés. Au-delà, le danger est d’être repéré par le spectateur comme un film « vendu aux marques » à la façon de Sex in the City 2 où la multiplication des logos a fini par écœurer même les plus grandes fans (il y en a) de Sarah Jessica Parker. Les tarifs varient de 5 000 à 100 000 euros selon que la marque est citée visuellement ou oralement, à plusieurs reprises ou non, etc. Aux Etats-Unis, où les films sont destinés au marché mondial, ces sommes explosent. Pour Seul au monde, la société FedEx, dirigée par un ami de Tom Hanks qui n’arrivait pas à financer le film, a payé tous les transportsaériens du film en échange d’une omniprésence à l’écran.

Autre avantage non négligeable du placement de produit : même si un film marche moyennement en salles, sa deuxième vie est très intéressante pour les marques car beaucoup plus longue grâce à l’international, aux rediffusions sur Canal+ ou les chaînes satellites puis les DVD, la VOD ou encore les diffusions dans les avions ou les hôtels… On estime qu’un film qui rencontre son public engrange entre 500 000 et 3 millions d’entrées alors que pas moins de 15 millions de personnes le verront à la suite des multidiffusions !

DE QUOI ATTISER LA GOURMANDISE DES ANNONCEURS, prêts… à courir le risque de voir le produit coupé au montage… Car en France, le réalisateur a toujoursle dernier mot, le final cut. Comme l’explique Grégory Bollack, la marque paye au visionnage du film. Si elle n’apparaît plus parce que la scène a été coupée, faute – c’est souvent le cas – de temps ou d’intérêt, elle ne paye pas. Bien sûr, des cas particuliers existent comme pour Plan de table, de Christelle Raynal (en salles actuellement) pour lequel le traiteur de luxe Potel & Chabot a apporté un soutien logistique et culinaire pendant les trois mois de tournage. « La condition sine qua non était qu’un camion à l’effigie du traiteur apparaisse à l’écran. Il n’était pas question que la scène soit coupée. » Et les réalisateurs, comment voient-ils ce qui pourrait s’apparenter à un marchandage ? Anne Depetrini, réalisatrice d’un premier film à succès, Il reste du jambon ?, confirme ce final cut cher aux Français et sa totale liberté par rapport aux marques. « Sauf pour la Mini, qui était dans le scénario depuis le début et que l’on a dû choisir, la production m’a laissé une totale liberté. Pour le reste, j’aime l’idée qu’une comédie soit une sorte de bulle atemporelle sans références précises. » Si bien qu’au lieu de demander à Herta ou Madrange d’être présent dans le film, elle a inventé… une marque de jambon bien visible à l’écran !

Interdit en télé et dans les clips jusqu’en 2010, le placement de produit arrive sur le petit écran. Il a, jusqu’ici, vu son expansion freinée par les régies télé, qui avaient peur de leur voir échapper une partie des recettes publicitaires. Pour Jean-Dominique Bourgeois, de l’agence de placement Place to Be Media, la série de France 3 « Plus belle la vie » fait déjà des émules. Son grand avantage est de suivre l’actualité calendaire : les jours de diffusion correspondent à ceux du calendrier dans la série. Autrement dit, le jour de la Chandeleur dans la vraie vie, il est très facile de placer une pâte à crêpes Alsa dans la cuisine de l’un des héros récurrents. Bien en évidence pour les 6 millions de téléspectateurs quotidiens de la série.